Tuesday, March 01, 2005

Ma rentrée en sixième

Ma rentrée en Sixième

Elle eut lieu le 1er octobre 1949 à 7 heures 45 du matin. Je venais d’avoir 10 ans deux mois plus tôt. Il faisait déjà bien froid en cette journée d’automne, à une heure encore matinale. Je revois encore le groupe d’enfants, dont je faisais partie, emmitouflés dans des pèlerines ou des manteaux soigneusement colmatés de cache-cols, coiffés de bérets, chaussés de galoches pour les plus modestes, cartable au dos, agglutinés en une masse noire devant le portail du lycée situé à quelques mètres de l'entrée du Parc de la Tête d’Or, à l’angle du boulevard Anatole France et de la rue Verguin, et attendant non sans quelque anxiété que s’ouvre ce portail d’où émergerait celui ou celle qui donnerait le coup d’envoi au 1er cycle de notre future carrière scolaire. Pardon, lycéenne.

Ah, la sonorité magique de ce mot, dont la signification profonde à mes oreilles d’enfant à cette époque s’apparentait à quelque Olympe inaccessible : le LYCEE. Après la bonne nouvelle de mon admission à l’examen d’entrée en 6ème, Maman et moi, lors de chaque promenade au Parc de la Tête d'Or, prîmes bien soin d'emprunter l'entrée du côté du lycée afin de nous familiariser avec la vue du vénérable bâtiment qui devait me tenir lieu de temple du savoir. Je rayonnais de bonheur et de fierté et répétais fréquemment à Maman : « Je serai un LYCEEN », puis : « Tu pourras dire à tes amies : mon fils est un LYCEEN». Nous faisions des projets : « Dès que nous recevrons la liste des livres et fournitures, nous irons les acheter à la librairie du Parc ». Plus d’un demi-siècle après, la librairie existe encore, au même emplacement, à l’angle du boulevard des Belges et du cours Vitton. Il m'arrive parfois de m'attarder devant sa vitrine, non pour lire les titres des livres en vogue, mais pour tenter de faire ressurgir l'émotion suscitée a cette époque, lorsque je pris conscience que ce lieu abritait les outils précieux de ma future science. Après l'achat des livres, eut lieu la cérémonie consistant, pour Maman et en ma présence, à découper à l'aide d'une paire de grands ciseaux, dans une rame de papier bleu foncé, la portion exacte permettant de recouvrir chaque livre selon sa taille avant d'y apposer l'étiquette où j'inscrivis mon nom puis, au dessous, « classe de 6ème B », puis, une ligne plus bas, ces trois mots si prestigieux : « Lycée du Parc ».

Cette année là, en 1949, il y eut 3 classes de 6ème. Je fus affecté en 6ème B dont le programme incluait le latin. Je crois me rappeler que la 6ème A incluait l’étude du grec en plus du latin, une classe où se trouvaient les éléments d’élite, selon l’opinion qui prévalait alors. En dépit des multiples déménagements effectués au cours de mon existence j’ai réussi à conserver la photo de ma classe. Nous étions 35 élèves. Ma mémoire, que j’interroge en contemplant un à un les visages de mes camarades, consent à me restituer ça et là quelques noms : Poulain (fils de pharmacien), Coster, Reboul, Puignéro, Blanchon, Bourgoin, Eisenkraft, Roger (dont la mère, hélas, devait décéder un an plus tard), Hette, Dockès, Drevet, Ginet, Hinnen (le plus doué de nous tous), Appel, Leroy, Roux, Fleury, Bernard, Colombani, Lucien, Boissel, Rossel, et Colombe. Deux noms sur trois, à un tel intervalle, je m’estime satisfait. Si mes camarades ainsi mentionnés lisent ces lignes, ils me feront plaisir en me le faisant savoir par courriel: jaklevi@hotmail.com

Le proviseur était Mr Bobin et le censeur Mr Millot. Ce dernier, personnage redouté, était l’incarnation de la discipline. Chaque élève « collé » allait se présenter à lui pour faire dûment enregistrer la sanction administrée par le professeur dont ledit élève avait, à tort ou, parfois, à raison, suscité le courroux. Ces deux éminents personnages siégeaient à proximité de la cour d’honneur, élevé au rang de « Saint des Saints », dont l’accès était rigoureusement interdit aux élèves.

Nous fûmes reçus en première heure par notre professeur principal, Mr André Daubard qui, l’année suivante, en 5ème , nous enseigna également le latin et le français. Le manuel de latin était de Gaston Cayrou, celui de français, de Chevallier et Audiat. Quant au dictionnaire de latin, bien avant le fameux Gaffiot qui, à partir de la 4ème, m’accompagna jusqu’en terminale, ce n’était qu’un lexique dont les auteurs se nommaient Bornecque et Cauet. J’ai conservé de Mr Daubard le souvenir d’un homme foncièrement bon, doué d’un solide sens de l’humour et qui nous aimait bien. C’est sans doute à ses excellentes qualités humaines comme à ses dons de pédagogie qu’il devait d’être notre professeur principal. Il sut éveiller chez moi un réel engouement pour le latin, une passion de l’histoire romaine et, surtout, il ouvrit à mon imagination émerveillée les portes de l’univers mythologique. Que de noms se bousculent à l’instant où j’écris ces lignes : Romulus et Rémus, Numa Pompilius, la nymphe Egérie ou la chèvre Amalthée. Et puis, les gravures de scènes dramatiques en fin de certains chapitres du manuel de latin : l’athlète Milon de Crotone, dont la main s’était prise malencontreusement dans la fente d’un arbre, attaqué puis dévoré par un lion ; Laocoon et ses fils étouffés par de monstrueux serpents surgis de la mer. Je me rappelle encore avec précision la déclaration de Mr Daubard, lors du premier cours de latin, nous annonçant que nous utiliserions la prononciation dite « à la française » et laisserions de côté la prononciation dite « restituée ». Puis nous fîmes connaissance avec la 1ère déclinaison, immortalisée par Jacques Brel lui-même avec sa chanson « Rosa, rosa, rosam ». Après que nous eûmes acquis les premiers rudiments de latin, Mr Daubard affermit sa popularité de façon définitive le jour où, fort gravement, il inscrivit au tableau une phrase latine, apparemment anodine, dont il nous demanda la traduction : « Cesarem legato alacrem eorum ». Cela nous rendit assez longtemps perplexes jusqu’au moment où nous remarquâmes que le visage de notre professeur prenait une expression narquoise. Un camarade plus futé que les autres, que cette expression mit sur la bonne piste, découvrit enfin le calembour et ce fut l’éclat de rire général. Cher Monsieur Daubard, merci de tout cœur pour tous les bons moments passés deux ans durant en votre compagnie et pour avoir rendu nos « humanités » plus digestes. Cette plongée dans mon passé d’enfant fait ressurgir en moi un épisode tragi-comique dont la leçon m’a conduit à faire preuve d’indulgence avec mes propres enfants quant à l’importance relative des notes scolaires.

A l’époque de ma sixième, les études au lycée du Parc étaient sanctionnées par les notes obtenues lors d’interrogations orales au tableau devant la classe, d’interrogations écrites annoncées à l’avance ou, ce que nous avions en horreur, déclenchées à l’improviste et, bien entendu, lors des compositions trimestrielles. En principe, seules ces dernières constituaient la base du classement. Selon un contrat tacite passé entre mes parents et moi, j’étais tenu de figurer dans le 1er tiers de façon à être dispensé de reproches et de récriminations déplaisants pour mon amour-propre. Il me suffisait donc, une semaine à l’avance, de « chiader » à fond la matière en question. Fort de cette certitude, je m’abstins systématiquement d’accorder la moindre importance aux « interros »-surprise périodiques dont nous gratifia notre professeur d’histoire et géographie, et ce, d’autant plus que je détestais cette discipline qu’il nous fallait apprendre par cœur. Je m’abstins également d’informer mes parents des notes exécrables obtenues, certain que je me rattraperais à la « compo ». Jugez de ma consternation lorsque notre professeur, ayant décidé d’infliger une bonne leçon à ceux d’entre nous qui, comme moi, affichaient impudemment (et imprudemment) leur désinvolture, nous fit part un beau matin, en dernière heure, de sa décision de remplacer la traditionnelle composition par la moyenne des interros-surprise et, joignant l’acte à la parole, entreprit de nous lire, lentement et à haute voix le classement. Afin de mieux punir ceux qui se doutaient déjà d’être en queue de liste, il les laissa mijoter un peu plus sur le gril en commençant par le premier. Nous étions, ainsi que mentionné plus haut, 35 élèves. Je me berçai un temps de l’illusion qu’il y avait plus fumiste que moi et qu’avec un peu de chance, je figurerais, dans le pire des cas, avant le dernier tiers. Au 25ème nom, le stress commença de me gagner et, lorsque, l’estomac noué par un mauvais pressentiment, les yeux grands écarquillés sur le visage moqueur du prof, très conscient de ses effets, je l’entendis annoncer comme triomphalement : « Et voici notre lanterne rouge, 35ème et dernier de la classe, j’ai nommé… Jacques Lévi ! », je demeurai pétrifié à ma place, écarlate de honte, comme cloué au pilori, sous le regard empreint de commisération de certains condisciples épargnés par le mauvais sort. Ceux-ci me chuchotèrent : « T’en fais pas, Lévi, c’est pas la fin du monde ! ». Je leur rétorquai dans un souffle : « Tu parles, z’avez pas idée de c’que je vais déguster en rentrant chez moi! ». Midi sonna. Hormis les demi-pensionnaires, les autres, moi inclus, rentraient déjeuner chez eux pour reprendre les cours à 14 heures. Ce jour-là, je devais retrouver mon père qui, représentant de son état, se débrouillait, une ou deux fois par semaine, pour faire une partie de bridge au café du Parc, à proximité du lycée, entre 11 heures et midi. J’avais la mort dans l’âme lorsque je pénétrai, à pas comptés, dans l’enceinte du café. Très absorbé par la partie, mon père ne remarqua rien en m’apercevant distraitement et me dit, sans me regarder : « Tiens, voilà une pièce, va faire une partie de billard électrique en attendant que je termine » . Je pris la pièce machinalement mais ne bougeais pas, trop assommé par ce que je considérai comme mon malheur. Le joueur qui tenait la place du « mort », plus disponible, remarqua tout à coup mon visage défait et s’exclama d’un ton apitoyé : « Eh bien, mon petit bonhomme, ça n’a pas l’air d’aller du tout aujourd’hui, tu ne te sens pas bien ? ». C’est alors que mon père se tourna vers moi pour me scruter plus attentivement. Foudroyé à l’avance par l’orage auquel j’étais persuadé ne pas pouvoir échapper, j’éclatai alors en sanglots bruyants devant le public des bridgeurs abasourdis. A grand peine, je parvins à articuler : « On a eu…les résultats du classement…en histoire et geo….Je suis…….le dernier ! ». En prononçant ce mot me stigmatisant officiellement aux yeux de tous, je redoublai de larmes tandis que les bridgeurs partirent d’un rire hystérique. Mon père, d’abord interloqué, ne put faire autrement que de se joindre au groupe des rieurs pour ne pas paraître ridicule. Dès qu’ils se furent un peu calmés, j’eus aussitôt droit à un concert de consolations ainsi qu’à une bonne orangeade. Mon père là-dessus : « Mais enfin, Jacqui, comment une chose pareille a-t-elle pu t’arriver ? ». « Eh bien Walter, répliquèrent aussitôt ses partenaires que cette question inquisitoriale faisait subodorer l’extrême sévérité de Papa, tu ne vas pas emm... ce pauvre chou pour si peu, il est bien assez secoué comme ça ». Il faut croire que mon père finit lui-même par être quelque peu ému par mon petit drame et qu’il me jugea suffisamment puni comme cela car, durant tout le trajet vers la maison comme pendant toute la durée du repas ni même, ô miracle !, par la suite, il ne souffla mot de ma déconfiture à ma mère en ma présence.

Encore quelques années et ce sera au tour de mon petit-fils aîné d’entrer en 6ème. Je lui souhaite de se pénétrer à son tour de la religion du savoir, de prendre ses études au sérieux, certes mais sans plus, et, surtout, d’avoir la chance d’avoir des parents bridgeurs que leurs partenaires sauront ramener à la modération au cas ou lesdits parents s’aviseraient de se comporter, selon la formule chère à Fernand Reynaud, en « bourreau d’enfants ».

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